La Vie Immédiate

La Vie Immédiate

Pour Vous............

Viaduc de Millau

 

Pontiques, III

 

« Non. Tous les ponts ne fonctionnent pas, loin de là, comme des dominos blancs. Certains, semi-conducteurs, interdisent le retour : vous qui passez ce pont, laissez toute espérance. Mais laissons l'espace pour le temps : vous ne rajeunissez point ; passé le mariage, nul ne redevient célibataire : veuve ou veuf, à la rigueur, divorcée ou séparé, jamais plus fille ou garçon ; grec ou latin, le mort traversait en bateau le fleuve Léthé, en français l'Oubli, nul ne se souvenait plus de lui ; on ne se refait pas une virginité ; on ne reblanchit pas un casier judiciaire sali, après ce que l'on appelle guérison, la santé recouvrée ne reproduit point à l'identique celle dont l'organisme jouissait avant la maladie. Eve et Adam ne revinrent point au paradis ; moi non plus ; qui peut réparer des ans l'irréparable outrage ? Il y a plus d'irréversible irrémédiable que de remèdes réversibles ; nul n'a jamais vu de mouvement perpétuel ni de retour éternel ; le torrent de l'entropie entraîne le monde et la vie…Combien ceux-là comptent-ils, au bilan, de points blancs par où l'on puisse revenir ? On peut voir de tels ponts partout, on peut n'en voir nulle part. Pardon, il reste le pardon, le travail et l'œuvre. Je t'aime assez pour oublier tout le mal que tu m'as fait ; oublie, je t'en supplie, le mal que je n'aurais pas voulu te faire. Suspendons la chute dans la vengeance, remontons le flux de la dégradation. Amour et labeur font tourner la planète et le temps dans le sens inverse des aiguilles d'une montre ; alors, le torrent remonte vers sa source. Un auteur augmente l'innocence et la naïveté du monde ; un grand livre, une belle musique rétablissent les forces perdues et rajeunissent l'entropie du temps. Seules donc les choses bonnes font des ponts réversibles. OU bien : vous reconnaîtrez la bonté à la double voie des ponts…………………. »

 

 

Tout le malheur des hommes vient d'une seule chose qui est de ne savoir pas demeurer à deux dans une chambre.

 

Pourquoi tant aimer habiter le silence ?

Parce qu'il sanctifie la conversation.

Pourquoi haïr les bruits des conflits ?

Parce qu'ils l'anéantissent.

Pourquoi préparer la paix ?

Pour glorifier la conversation.

Pourquoi se racler la gorge, pourquoi se défendre du mensonge ?

Pour garder confiance en la conversation.

Pourquoi ciseler vos mots ?

Pour la magnifier.

Pourquoi travailler vos phrases musicales ?

Pour que leur chant l'embellisse.

Pourquoi préciser, clarifier vos pensées, pourquoi aiguiser l'écoute ?

Pour rendre fluide la conversation.

Pourquoi tant différer de faire l'amour,

Pourquoi traîner au lit après avoir fait l'amour ?

Pour l'amour de la conversation.

Pourquoi se laver dans la même baignoire, s'essuyer

À la même serviette, boire au même bol, s'étendre

Sur le même divan, pourquoi fermer la fenêtre ?

Pour que surabonde la conversation

Pourquoi ces coups de téléphone, si fréquents

Et si longs ? Pour que son fil jamais ne se rompe.

Le fil de la vie s'ensuit de lui.

Pourquoi voulez-vous vieillir ensemble ?

Pour rendre immortelle la pont-versation.

 

Sur ce pont de conversion, nos deux corps deviennent verbe, nos deux verbes se font chair.

 

 

 

……….« Les pieds sur la terre, j'ai la tête en l'air ; mon corps ponte ces deux éléments. Les pieds au chaud, je garde la tête froide ; mon corps ponte deux climats. Les pieds au sec, mes yeux ruissellent de larmes ; mon corps ponte deux états. J'ai les pieds, les mains, seins et reins à gauche et à droite, droitier ou gaucher, mon corps ponte ces deux orientations. Les ongles des pieds pointés vers l'avant comme le nombril, les fesses et le calcanéum derrière, mon corps ponte le visible et l'aveugle, clair et noir, jour et nuit. Mon corps ponte le monde et l'idée, le haut et le bas, puisque, la tête dans les étoiles, je maintiens les pieds sur terre……. »

 

 

Ecrire, parler, entendre

 

Je te parle, tu réponds.

Sort de ma bouche une arche qui va plonger dans tes oreilles ; en émane de tes lèvres une autre qui se fond dans les deux miennes. Regarde les autres se parler ; ont-ils conscience que leurs corps figurent les piles sur lesquelles une autre arche entre eux se lance ? Nous ne voyons jamais ce pont des soupirs, cette arche d'alliance, ce vieil aqueduc d'information humaine, transparent, sonore, musical, sans lequel, sourds et muets, nous survivrions moins bien, unis seulement par signes, borborygmes et hurlements, ponts croulants. Debout comme des piles, par nos faces passent des ponts.                 Le langage ponte notre espace.

                            Les objets que nous échangeons passent d'abord par ce pont.

 

Je t'écris, tu me réponds.

Sort de ma main une arche qui va plonger dans tes yeux ; en émane de tes doigts une autre qui va illuminer les miens. Regarde les livres imprimés : avons-nous conscience que ce texte n'a pas bougé, stable depuis Montaigne ou un anonyme l'écrivirent, voici quatre siècles ou dix jours ? Qu'une arche informationnelle alors se lança qui achève sa portée aujourd'hui même dans mon intention, ma haine ou ma faveur ?

                                   L'écriture ponte notre temps.

 

Je touche le piano, tu écoutes

Sort de la table de tes cordes une arche qui, sans doute, sortit jadis de la bouche et des cordes vocales de Frédéric Chopin et qui, par le relais de mes doigts, piles intermédiaires, plonge loin, vibrante, remplissant l'espace, dans le thorax et le ventre de mes auditeurs. Nous adonnons-nous, ce jour à la transmission d'une voix, sortie de l'oubli, comme des Enfers, et remontée de ces limbes, comme un revenant, par l'appel magique frappé sur la boîte aux touches blanches et noires, comme sur les planches d'un cercueil ?

                                   La musique ponte notre espace-temps.

 

 

Je me demandais si ces textes Vous parlent …….

 

Extraits de :

L'art des Ponts

Homo pontifex

Michel Serres

 

 

 



16/09/2007
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